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Photo du rédacteurSophie Royer

L'arrogance du cerf

Dernière mise à jour : 4 mai 2023

Le chalet d’Henry, notre oncle défunt, se trouvait dans un endroit reculé, planté sur le flanc de la montagne. La forêt dense de pins qui l’entourait lui donnait un air grave et austère. Un peu plus loin, en contre-bas, le lac imposait au ciel la noirceur de ses eaux profondes et immobiles. La nature endormie, le silence régnait. Partout la neige étirait son corps doux, sa masse épaisse. A notre arrivée, chacun de nos pas dans sa chair glacée nous sembla pénible à effectuer. Une fois devant la porte, nous fûmes contraints de dégager les congères.


Quel bonheur de retrouver cet intérieur si cher à notre enfance ! Nous étions tellement impatients de vivre ce moment. D’être ensemble tout un week-end. Entre frères. Cela faisait si longtemps que nous n’avions pas pris le temps. Peter n’avait pas beaucoup changé physiquement. Ses tempes étaient devenues grisonnantes, mais ses yeux pétillaient toujours. Notre complicité semblait être restée intacte. Du moins c’est l’impression que j’avais eu lors de notre voyage depuis Denver.


Notre oncle avait été un chasseur invétéré, et les têtes d’animaux empaillés accrochées au mur, nous le rappelèrent immédiatement. J’avais oublié qu’elles étaient si nombreuses. Dans le séjour, bouquetins, mouflons, chamois nous regardèrent fixement. Heureux certainement, d’avoir de la visite ! Au dessus de l’imposante cheminée en pierres, les bois et le faciès d’un gigantesque cerf se dressaient fièrement. Environ un mètre en dessous, le fusil qui l’avait tué, s’exposait glorieusement.


Enfant, je détestais ces figures de bêtes figées dans le temps. Elles me faisaient peur. Adolescent, j’en voulais aux Hommes de détruire la faune. J’étais peiné de savoir que ces animaux, autrefois vivants, prenaient la poussière.

Aujourd’hui, leur présence familière me rassurait au contraire. Ils étaient les gardiens d’un passé qui m’était cher.


Le soir venu, à la lumière des bougies, Peter et moi dînâmes près de l’âtre. Il me parla longuement de sa démission, et de ses problèmes financiers qui n’avaient fait qu’aggraver la relation chaotique qu’il entretenait déjà avec sa femme, Katlynn. Notre repas était bien arrosé, et l’alcool aidant, il m’avoua qu’il m’avait toujours envié, voire même, jalousé. Il me confia que j’avais été longtemps le petit protégé de notre mère, et que lui avait dû faire ses preuves pour obtenir ne serait-ce qu’un soupçon d’attention. Que j’avais toujours eu ce que je désirais, et pas lui. Sur le coup, je fus étonné par cette déclaration. Je ne voyais pas en quoi mon existence pouvait sembler meilleure que la sienne. Je ris. Cela m’amusa. Mais je me rendis compte que mon frère le prenait plus gravement. Je n’insistai pas, et allai chercher le dessert en cuisine. A mon retour, Peter, perdu dans ses pensées, contemplait la tête de cerf avec attention. Il caressa la crosse du fusil pendu, et se tourna vers moi, son verre de Merlot à la main :


— Tu te souviens de cette histoire de trésor ?

— Oui. Vaguement… Henry avait trouvé des pièces sur un de ses chantiers, c’est ça ?

— Tout à fait. Dans les cloisons. Il a trouvé de l’or.

— Henry était un beau parleur. Je doute que cette histoire soit vraie !

— Si. Elle est vraie. Je le sais. Il me l’a dit avant sa mort.

— Et bien, tant mieux pour lui. Il a dû en profiter de son vivant !

— Non. Justement. Il n’a pas eu le temps. Les pièces d’or sont ici. Il les a planquées. Quelque part.


Peter posa son verre sur la table et me dévisagea. Ses yeux ne pétillaient plus. Son regard était éteint. Sombre. Menaçant. Ses lèvres pincées se mirent à trembler légèrement, et un empressement soudain l’envahit. Il se jeta sur mon bras, le pressant avec violence.


— Tu vas me dire où elles sont cachées !!

— Je ne sais pas, Peter ! Qu’est-ce qu’il te prend ?

— Crache le morceau ! Tout de suite !!

— Je ne suis au courant de rien ! Je te jure !!


Ses traits étaient marqués par la colère. J’étais abasourdi. D’un geste brutal, il me projeta contre le mur. Mon crâne cogna fort. Puis il me gifla violemment et serra ma gorge.

Je ne le reconnaissais plus. L’homme qui se tenait devant moi n’était plus mon frère.

Je me débattais comme je pouvais. Le manque d’air me paralysait. Je réussis à lui donner un coup de pied entre les jambes, ce qui le fit hurler. Il se plia en deux. Rouge de fureur. J’en profitai pour me dégager. Il se redressa avec rage. Je courus vers la sortie. Un vent étrange fit tressaillir les flammes dans la cheminée. Je restai face à la porte du chalet. Ma main posée sur la poignée. Là. Inerte. Où aller ? Dehors, il n’y avait rien. La nuit. Le vide. Le froid. Pas âme qui vive à des kilomètres à la ronde. J’étais piégé. Je n’avais pas d’autres choix que de le raisonner. Je ressentis dans mon dos son désespoir violent. Je me retournai. Il pleurait.


Entre ses mains, il avait le fusil et le pointait sur moi.


— Peter, calme-toi. Je ne suis au courant de rien. Par pitié. Arrête !

— Tu mens !!! J’ai besoin de cet argent !! Dis-moi où il se trouve !!!

— Je ne sais pas !! Crois-moi ! Je te le donnerai si je savais quelque chose !!

— Pourquoi tu me fais ça, Adrian ? Pourquoi tu ne veux pas m’aider ? Pourquoi, tu me détestes ?


Des larmes d’impuissance le submergèrent. Une détresse extrême. Dans un geste vif, il braqua le canon sous son menton, et tira.


Le suicide de mon frère n’étonna personne. Tous savaient qu’il était acculé, criblé de dettes depuis des mois. Le chalet fut mis en vente quelques semaines plus tard, et les têtes des bestioles s’en allèrent paître au vide-grenier mensuel organisé par la commune.


Franchement j’étais loin d’imaginer qu’il en arriverait jusque là. Moi qui était si enthousiaste à l’idée de passer le week-end avec lui. J’étais tellement déçu par cette vénalité. Que croyait-il au juste ? Que cet argent lui était dû parce qu’il était ruiné ?


Fort heureusement, quelques jours avant, j’avais pris le temps de m’approprier les pièces d’or que mon oncle avait savamment cachées dans la tête du grand cerf.


Leblogasof-Juillet 2022








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