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Photo du rédacteurSophie Royer

LE REGARD DE CLINT

Longtemps j’ai rêvé d’être un voyou. Un type un peu rebelle à qui on ne la faisait pas. Un peu comme Clint Eastwood dans « Le bon, la brute et le truand ». Une crapule aux yeux plissés, mais ayant quand même un léger sens moral. Mon souci majeur était que j’étais incapable de faire du mal à qui que ce soit, et surtout, inapte aux mensonges. Je me sentais déjà coupable avant même d’avoir commis la bêtise. Mon second problème était que j’étais une fille, et à bien y réfléchir, il était difficile d’envisager une quelconque ressemblance avec Clint Eastwood. Pourtant, à sept ou huit ans, mon corps et mon esprit étaient ceux d’un garçon effronté. J’adorais trainer avec mes trois cousins. L’ainé était de cinq ans plus âgé que moi et les deux autres me suivaient de deux ou trois années seulement. N’ayant ni frère, ni sœur, mon attachement pour eux était profond. Tous les étés, nous nous retrouvions dans la maison de vacances près des dunes. Nous formions une petite bande de gamins joyeux, cherchant l’aventure au coin de la rue, ou du moins, l’espérant, car bien souvent le coin de la rue était très ennuyeux. Le matin, à peine lavés, nous enfilions nos shorts et nos tongs, et nous partions à vélo faire le tour du quartier pour dépouiller les cabines téléphoniques. J’étais excitée à l’idée de commettre un truc « un peu hors-la-loi mais pas trop quand même ». Je pensais à Clint. Je me disais que si le western spaghetti avait connu les cabines téléphoniques, il en aurait sûrement détroussé pour s’offrir du whisky. Il y avait celle de la plage et celle du tabac-presse ; celle de l’église était par là même collée aux toilettes publiques ; celle du magasin Unico était très prolifique, car très passante. Ma préférée était celle du cinéma. Elle était placée près de l’entrée principale et des marches aux allures cannoises (sans le tapis rouge et en Vendée). Sitôt la porte de la boite à téléphone poussée, on pouvait sentir l’odeur du métal et du plastique chauffés au soleil. Le sol, strié de petits traits anti-dérapants, était souvent jonché de vieux mégots. Mon esprit vagabondait. Qu’était-il arrivé ici avant notre venue ? Une femme et un homme s’étaient-ils quittés par téléphone ? Combien de cigarettes avait fumé l’homme, ivre de douleur, avant de se donner la mort avec le câble en spirales ? Mais pas le temps de rêvasser. Mon grand cousin agissait rapidement, avec dextérité. Et moi, le combiné en main, faisant mine d’appeler, je le regardais avec admiration. Il suffisait d’appuyer sur le gros bouton en fer et les pièces chutaient directement dans le réservoir à monnaie sur le côté. Comme ça faisait un bruit d’enfer en tombant, un de mes jeunes cousins faisait le guet devant la porte. Une fois notre précieux butin en poche, nous repartions, tous guillerets, pour l’attaque de la prochaine cabine. Au bout de quelques jours, à l’instar de Clint poussant la porte du saloon, nous étions fiers d’aller dépenser nos pièces jaunes dans le grand Bazar de La Plage. Tout au fond, blotti entre les cartes postales de filles en bikini et les Malabar à la fraise, se dressait, majestueux, l’objet de nos désirs: le présentoir de petites voitures Majorette. Les après-midis, après avoir dévalisé les Télécom, nous creusions le sable d’un terrain vague en face de chez nous. Notre but était d’y construire des galeries, des tunnels. A chaque jour qui passait, nous ajoutions un nouveau trou à notre œuvre, ne sachant pas véritablement à quoi servirait notre gruyère dunaire. Peu importe, ce que nous aimions, c’était nous retrouver dans ce lieu, ensemble. A l’heure de l’apéritif, ma mère nous tendait un petit pochon de chips et nous traversions la route, tous contents, pour les manger dans notre trou. Notre repaire donnait sur une petite impasse qui s’appelait « La Criquette ». Le vieux voisin d’à côté, ayant quelques passe-droits à la mairie, avait nommé cette rue ainsi, parce que c’était le nom de la cabane de ses petits-enfants. Depuis le jardin de notre maison, nous pouvions l’apercevoir entre deux pins, et entendre les rires des enfants qui y batifolaient. Quelle chance ils avaient, d’avoir un si bel endroit pour jouer au pillage de banque et s’inventer des histoires de gars qui se tiraient dessus. Mais on avait décidé de s’en moquer. Nous, nous étions contents dans notre trou. De temps en temps, certains de ces gamins trainaient près de notre cachette. Nous n’aimions pas ça. Cela nous affolait. Aussitôt, nous débarquions sur place, l’air de rien, mains dans les poches, feignant la détente et la nonchalance, afin de vérifier qu’aucune activité suspecte n’était commise sur notre territoire. Les squatteurs faisaient mine d’être détendus et de ne pas comprendre notre présence soudaine. Mais nous n’étions pas dupes. Et un jour, ce qui devait arriver, arriva. Lorsque nous nous rendîmes à notre gouffre sacré, nous le découvrîmes totalement détruit. Plus aucune galerie. Notre fourmilière n’était plus qu’un insignifiant tas de sable. Très vite, nous découvrîmes sans étonnement, que les coupables étaient les petits voisins. Nous étions furieux. Ce jour maudit resta gravé dans nos mémoires. Nous décidâmes alors de nous venger. Ils allaient payer cher cette infamie. Un de mes cousins ramassa une grosse pierre pointue et, le soir venu, à la place du « I » de La Criquette, nous allâmes graver un « O » sur le panneau de la rue : L’impasse de La Criquette devint l’impasse de La Croquette. Cette vendetta me remplit de joie. Un sentiment de justice m’envahit et, alors que mes cousins riaient à gorge déployée, je fis immédiatement ce qu’aurait fait Clint : je plissai les yeux d’un air mauvais et satisfait en fixant l’horizon. Je les imaginai, dans leur somptueuse cabane en bois, pleurnichant comme de gros bébés. Je jubilai. Les abris en rondins c’était vraiment pour les filles. Aujourd’hui j’ai beau porter des robes et des talons hauts, je ne mets jamais de pièces dans l’horodateur. Car, voyez-vous, si je le faisais, j’aurai l’impression de trahir Clint.


Leblogasof-Juillet 2021

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